BULLETIN DE LA
SOCIÉTÉ FRANÇAISE D’ÉGYPTOLOGIE
N° 188
Février 2014
BULLETIN DE LA
SOCIÉTÉ FRANÇAISE D’ÉGYPTOLOGIE
No 188
Février 2014
1. Compte rendu de la réunion du 6 février 2014 ...............................
2. Nouvelles de l’égyptologie ..............................................................
3. Membres Bienfaiteurs et Donateurs 2013 .......................................
2
3
4
4. Communications :
— Mme Nathalie LIENHARD, ingénieur de recherche, université de
Paris-Sorbonne (Paris IV) :
Note sur une collection d’objets égyptiens et de papyrus hiératiques inédits ...........................................................................
10
— Mme Michèle JURET, conservatrice du musée municipal Josèphe
Jacquiot à Montgeron (Essonne) :
Présentation de sa récente biographie d’Étienne Drioton ......
17
— M. Pierre TALLET, maître de conférences en archéologie égyptienne, université de Paris-Sorbonne (Paris IV) :
Des papyrus du temps de Chéops au ouadi el-Jarf ................
25
En couverture∞∞:
Ouadi el-Jarf : découverte d’un rouleau de papyrus devant la galerie G1.
Des papyrus du temps de Chéops au ouadi el-Jarf
(golfe de Suez)
Pierre TALLET
Université Paris-Sorbonne (Paris IV)
Le site du ouadi el-Jarf * se trouve sur la côte occidentale du golfe de Suez,
un peu au sud de la ville côtière de Zafarana et à quelque 100 km au sud
d’Ayn Soukhna, autre point d’ancrage pharaonique sur la mer Rouge (fig. 1)1.
Il a été utilisé au début de l’Ancien Empire, et tout particulièrement sous le
règne de Chéops (c. 2550-2520 av. J.-C.), pour se rendre par voie maritime
aux mines de turquoise et de cuivre du sud-ouest de la péninsule du Sinaï,
qui étaient exploitées par les Égyptiens à l’époque pharaonique. Il se trouve
en face d’un point de débarquement contemporain, récemment identifié à
El-Markha, sur l’autre rive du golfe de Suez, dans une zone où le bras de
* À l’exception des photos de papyrus montés sous verre qui sont dues à Gaël Pollin
(IFAO), les clichés présentés ici ont été pris par plusieurs membres de la mission (A. Ciavatti,
D. Laisney, G. Marouard et P. Tallet).
1
Le site est étudié par une mission jointe de l’université de Paris-Sorbonne, de l’université
d’Assiout (représentée par El-Sayed Mahfouz) et de l’IFAO. Outre les financements accordés
par l’IFAO, le CNRS (UMR 8167 Orient et Méditerranée) et le ministère des Affaires étrangères,
la mission a bénéficié d’une importante dotation de la fondation Aall, et d’une aide logistique
accordée par les sociétés Vinci et Colas Rail. Ont participé aux travaux de la campagne 2013 :
Pierre Tallet, égyptologue, chef de mission (univ. Paris-Sorbonne), Grégory Marouard,
archéologue (Oriental Institute, Chicago), Damien Laisney, topographe (Maison de l’Orient
et de la Méditerranée), Georges Castel, architecte de fouilles (IFAO), Mohamed Abd el-Maguid,
spécialiste de l’archéologie sous-marine (CSA), François Briois, archéologue (CNRS),
Jean-Pierre Peulvast, géomorphologue (univ. Paris-Sorbonne), Aurore Ciavatti, doctorante
(univ. Paris-Sorbonne), Serena Esposito, doctorante (univ. Paris-Sorbonne), Hassan Mohamed,
restaurateur (IFAO), Adel Farouk, intendant (CSA). Le Conseil suprême des antiquités a été
représenté par Hassan Mohamed Abdel Aziz Mohamed, de l’inspectorat de Suez. L’équipe de
50 ouvriers de Gourna a été dirigée par le reïs Gamal Nasr al-Din.
BSFE 188
25
26
32°
30°
©IFAO, MOM, PARIS IV 2011 - DL/GM/PT
34°
1500
Mer
900
Méditerranée
600
300
Alexandrie
150
al-Arish
0
Qattara
Sinaï
Héliopolis
30°
Le Caire
Suez/Qolzoum
Qalat al-Nakhl
Memphis
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Sérabit al-Khadim
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ouadi Maghara
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ouadi al-Jarf
aba
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de
Golfe
Héracléopolis
Bahariya
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30°
Beni Hassan
gebel Zeit
Mer
BSFE 188
0
50
100
150
200
250 km
Fig. 1. Carte montrant l’emplacement du site du ouadi el-Jarf (D. Laisney).
Rouge
Fig. 2. Les côtes du Sinaï vues depuis le ouadi el-Jarf par temps clair.
mer n’excède pas une cinquantaine de kilomètres de large (fig. 2)2.
À l’ouest, il rejoint la vallée du Nil à la latitude de Meydoum – où fut édifiée
la première pyramide de Snéfrou, le fondateur de la IVe dynastie – par un
réseau de pistes qui traversent le ouadi Araba3. À plus petite échelle, l’une
des raisons déterminantes du choix de ce point particulier du littoral est sans
doute la présence d’une importante source d’eau douce, aujourd’hui incluse
dans le monastère de Saint-Paul, quelque 10 km à l’ouest du site, qui permettait de ravitailler les expéditions transitant par ces lieux4.
Les vestiges archéologiques, très étendus dans l’espace, se développent
sur 6 km d’ouest en est, du premier contrefort rocheux des montagnes du
désert Oriental au rivage de la mer Rouge (fig. 3), zone au sein de laquelle
quatre points majeurs d’installation ont été identifiés. Le plus à l’ouest présente un système de galeries-entrepôts comparable à celui qui a été récemment mis en évidence sur les deux autres sites portuaires actuellement
connus (Ayn Soukhna et Mersa Gaouasis). On compte une trentaine de galeries, dont dix-sept aménagées autour d’une petite éminence rocheuse, neuf
autres creusées sur le flanc est d’un petit ouadi orienté nord-sud (fig. 4).
2
G. Mumford, « Tell Ras Budran (site 345). Defining Egypt’s Eastern Frontier and
Mining Operations in South Sinai during the late Old Kingdom (early EBIV/MB1) »,
BASOR 342 (2006), p. 13-67.
3
Y. Tristant, « Nouvelles découvertes dans le désert Oriental. Le ouadi Araba de la préhistoire à l’époque copte », BSFE 182 (2012), p. 33-53.
4
P. Tallet – G. Marouard – D. Laisney, « Un port de la IVe dynastie au ouadi el-Jarf
(mer Rouge) », BIFAO 112 (2012), p. 425.
BSFE 188
27
32°35’
32°40’
G
vers entrée du
Ouadi Arabah
(18 km depuis Zone 1)
o
l
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S
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28°55
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Camps
a l
vers la forteresse
d’al-Markha (50 km)
(Zones 2 à 4)
-
Galeries
(Zone 1)
sommet du
Galala Sud
(1174 m)
Bâtiment
intermédiaire
Zone portuaire
(Zone 6)
d
i
a
l
-
D
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(Zone 5)
o
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Deir Saint-Paul
(244 m)
Ayn Maryam
28°50
1000
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Abou Hilayfi
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i
0
1
2
4
6
8
10 km
©IFAO, MOM, PARIS IV 2011 - DL/GM/PT
Fig. 3. Schéma de position des diverses composantes du site (D. Laisney).
28
BSFE 188
vers
le
Zon s camp
es 2
e
à 4 (0 ments
,5 km
)
X=463600
X=463400
X=463200
BSFE 188
75
75
dépotoirs
de céramique
75
70
vers le bâtiment intermédiaire
Zone 5 (2,8 km)
vers les installations portuaires
Zone 6 (4,8 km)
OUADI AL-JARF
75
Secteur des galeries
12
rampe d’accès
empierrée
11
13
10
14
9 8
17
16
7
15
5
4
3
6
fours de
potier
Y=3196800
Y=3196800
1 2
80
front de taille
zone d’extraction
des blocs des galeries
70
installations
légères
28
80
26
25
24
19
80
85
N
23
22
vers la so
urce d’Ay
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monastè
m
re St-Pau
l (9 km)
20
21
four de
potier
90
90
dépotoirs
de céramiques
85
95
Y=3196600
Y=3196600
L'équidistance des courbes de niveau est de 1 m
© IFAO, MOM, PARIS IV 2011 - DL/GM/PT
0
100
200
29
Fig. 4. Plan de la zone des galeries (D. Laisney).
400 m
Elles sont en moyenne longues de
20 m, larges de 3 m et hautes de
2,5 m – mais atteignent parfois
34 m : ainsi, les galeries G1 et G20.
On relève toujours à leur entrée les
vestiges d’un système de fermeture
élaboré, l’ouverture de la galerie
ayant souvent été rétrécie par la
pose d’une dalle de calcaire sur l’un
Fig. 5. Les galeries G1 et G2 après la
de ses côtés, avant sa condamnation
fouille, faisant apparaître le système de
fermeture des galeries.
hermétique par une série de gros
blocs et une herse placée dans l’axe
de la descenderie (fig. 5). Cette partie du site était réservée au stockage du
matériel (pièces d’embarcations et outillage) et des produits de première
nécessité indispensables aux expéditions. De grosses jarres destinées à servir
de containers à eau étaient également fabriquées à proximité avant d’être
entreposées dans les magasins : deux fours de potiers réservés à leur cuisson
ont été découverts en contrebas des galeries G3 à G65. Quelques centaines
de mètres plus à l’est, sur les dernières buttes de calcaire dominant l’immense plaine littorale bordant à cet endroit la mer Rouge, se trouvent les
zones prévues pour le logement et sans doute pour l’intendance. Un vaste
ensemble de campements se détache tout particulièrement et présente au
moins deux grandes phases successives d’installations, toutes deux datées
du début de l’Ancien Empire selon le matériel céramique observable en
surface. À mi-chemin entre les campements et la côte, au cœur de la plaine
littorale, on relève la présence d’une vaste construction rectangulaire en
pierres sèches, très ensablée, mesurant 60 m ≈ 30 m et intérieurement divisée en treize longs espaces transversaux. La fonction précise de ce bâtiment,
le plus grand de l’époque pharaonique découvert à ce jour sur le littoral de
la mer Rouge, reste encore à définir.
Sur la côte elle-même se trouve un dernier ensemble d’installations portuaires. On peut notamment y observer à marée basse une jetée en forme de
L, immergée pour l’essentiel, mais dont l’extrémité de la branche est-ouest
vient s’arrimer au rivage (fig. 6-7). Cette jetée prend naissance sur la plage
5
G. Marouard, « Un nouvel atelier de potier de la IVe dynastie au ouadi el-Jarf (mer
Rouge) », dans Th. Rzeuska (éd.),StudiesontheOldKingdomPottery II, sous presse.
30
BSFE 188
Fig. 6. La jetée à marée basse.
et se prolonge sous l’eau en direction de l’est sur une longueur d’environ
160 m. Elle oblique ensuite, selon un tracé moins régulier, en direction du
sud-est sur environ 120 m. Dans sa partie émergée, on observe un montage
assez régulier composé de gros blocs et de galets, qui assurait la protection
d’une vaste zone de mouillage artificielle de plus de 2,5 ha. Une exploration
sous-marine préliminaire a permis de confirmer la fonction portuaire de
cette installation : au moins 21 ancres de bateau en calcaire ont en effet été
découvertes insitu, en position d’abri au sud de la branche est-ouest de la
jetée (fig. 8). Plusieurs grandes jarres de stockage, de production locale, font
également partie du matériel archéologique retrouvé sous l’eau.
Après les premiers repérages, effectués en 2011, qui ont permis notamment de lever le plan topographique de l’ensemble des composantes du site,
la fouille s’est plus particulièrement investie ces deux dernières années dans
l’étude de deux secteurs : le complexe de galeries-magasins, et les installations de la zone littorale.
Étude de la zone littorale
Au niveau des installations portuaires de la côte, la fouille s’est concentrée en 2013 sur une zone d’occupation située à quelque 200 m du littoral.
À cet endroit, de nombreuses traces de murs étaient visibles avant la fouille
– la perception d’ensemble de ces aménagements restant confuse – et une
ancre de bateau avait été repérée en surface. Une fouille systématique
conduite sur environ 1000 m2 a fait apparaître deux occupations successives,
BSFE 188
31
X=469050
X=468950
X=468850
X=468750
X=468650
32
WADI AL-JARF
3
camp 1
Installations du port - secteur 6
Y=3195750
Y=3195750
camp 2
Jetée
0
1
2
3
concentration
de 21 ancres
Y=3195650
Y=3195650
Y=3195550
Y=3195550
-1.35
P
A
-1.20
C
B
-1.18
1m
G
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L
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-1.24
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-1.19
jarre
R
-1.32
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-1.41
-1.15
J
-1.39
jarre
jarre
U
-1.37
jarre
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0
50
100 m
Ouadi al-Jarf 2013
©
0
5m
D. LAISNEY (MOM) - G. MAROUARD (OI) - P. TALLET (Sorbonne)
Fig. 7. Plan de la jetée (D. Laisney, G. Marouard, P. Tallet).
1m
pas nécessairement très éloignées
dans le temps et remontant l’une
comme l’autre à l’Ancien Empire.
La plus ancienne correspond à
l’aménagement de deux structures
en pierre de grandes dimensions –
30 m de long sur 8 à 12 m de large
– présentant des cellules disposées
en dents de peigne. Les deux implantations, contemporaines, ont été
Fig. 8. Ancre en place au pied de la jetée.
construites parallèlement l’une à
l’autre selon un axe nord-sud, dos au nord afin d’abriter les espaces internes
salle 1
salle 2
salle 3
salle 4
installations plus tardives
de la IVe dynastie
installations plus tardives
de la IVe dynastie
Camp 1
A1
A82
A20
A13
A25
installations plus tardives
de la IVe dynastie
A19
A88
A64
A58
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A97
A31
A90
A62
A34
A93
A81
A73
A74
A43
Camp 2
installations plus tardives
de la IVe dynastie
salle 5
0
5
salle 6
salle 7
salle 8
10 m
Fig. 9. Plan des structures en dents de peigne de la zone portuaire
(D. Laisney, G. Marouard, P. Tallet).
BSFE 188
33
Fig. 10. Le dépôt de 99 ancres insitu, après la fouille.
des vents dominants et des risques d’ensablement. Leur plan général est
caractéristique des espaces de stockage que l’on connaît, en contexte expéditionnaire, au début de l’Ancien Empire (fig. 9). Elles étaient équipées à
l’origine d’une couverture en matériaux légers, soutenue par des poteaux de
bois dont l’empreinte au sol a été mise en évidence par la fouille. Un dépôt
de 99 ancres de bateaux en pierre a été retrouvé en place dans l’espace vide
laissé entre ces deux structures
(fig. 10) : elles y avaient été rangées
avec soin au cours de la phase finale
de l’occupation des deux magasins.
Certaines de ces ancres – de formes
très variées – étaient encore équipées
des cordages d’origine permettant de
les maintenir (fig. 11). Beaucoup
d’entre elles portent en outre des
marques à l’encre rouge ou noire,
qui livrent probablement le nom de
l’embarcation à laquelle elles étaient
Fig. 11. Détail d’une ancre de bateau, la
destinées, ou celui de l’équipe qui en
corde ayant servi à l’attacher encore visible
en partie à la base.
était responsable.
34
BSFE 188
Toujours au début de l’Ancien Empire, mais après une phase d’ensablement intense qui provoque une disparition presque totale des magasins, une
structure rectangulaire plus modeste a été construite au sud-est de la zone,
avec des blocs de pierre prélevés sur les constructions antérieures. À cette
deuxième phase se rapportent aussi plusieurs aménagements légers de type
« fonds de cabane » sur la partie nord-est du secteur, et une importante
activité de cuisson du pain. Deux inhumations secondaires, correspondant à
l’ensevelissement des os longs de plusieurs individus, peuvent être associées
à cette dernière période d’occupation qui précède l’abandon définitif de la
zone portuaire du ouadi el-Jarf. Il pourrait s’agir, mais ce n’est qu’une hypothèse, de membres d’une expédition décédés au cours des opérations, et dont
les restes auraient été rapatriés pour être ensevelis sur la côte égyptienne6.
Étude du complexe de galeries-magasins
La zone des galeries-magasins a par ailleurs fait l’objet de l’investigation
la plus poussée. Au terme de trois campagnes de fouilles, treize galeriesentrepôts ont pu être dégagées en totalité, sur la trentaine que comporte le
site. Trois d’entre elles contenaient encore, visible en surface, un très important dépôt de grosses jarres de stockage locales, ayant probablement servi
de containers à eau pour approvisionner les expéditions (fig. 12). Elles ont
par ailleurs reçu systématiquement une inscription à l’encre rouge, avant
cuisson, qui indiquait leur destination. Cette formule nomme invariablement
rḫw
une équipe qui a œuvré sur le site – par exemple l’équipe des
bjkwynbw « les connus du Double Horus d’or » (fig. 13), qui tire son nom
d’un des éléments de la titulature du roi Chéops. Les autres galeries fouillées
semblent avoir été dévolues à la conservation d’éléments de bateaux.
Très peu subsiste de ces embarcations démontées, que l’on pense avoir été
intégralement récupérées par les Égyptiens eux-mêmes avant l’abandon
définitif du site. Plusieurs centaines de fragments et de chutes de bois, la
présence de tenons, d’éléments de rames, de pièces d’accastillage, de cordages donnent malgré tout une idée assez claire de leur présence dans les
galeries à un moment donné de l’histoire du site.
6
Cette pratique de rapatrier les corps de membres d’expédition morts en cours de mission
est attestée par des biographies de la fin de l’Ancien Empire (Pépinakht = Urk. I, 134, 10-12 ;
Sabni = Urk. I, 135-140) ; mais elle semble réservée à des personnages importants, ce qui
n’est vraisemblablement pas le cas ici.
BSFE 188
35
Fig. 12. Galerie avec dépôt de jarres brisées.
La fouille systématique des descenderies aménagées à l’avant des galeries de stockage – notamment celles des galeries G1-G2 et G3 à G6 – a
également apporté de nombreuses informations sur les différentes étapes de
l’utilisation du site. L’ensemble des galeries a manifestement été excavé
d’un seul tenant, les déblais de creusement ayant été utilisés en partie pour
régulariser la pente naturelle au-devant des entrées. Sur cette première terrasse, on relève des niveaux d’occupation contemporains du fonctionnement des galeries, qui se caractérisent par des foyers et des accumulations
de cendres. Dans un dernier temps, la fermeture des galeries a occasionné
de gros travaux : c’est à cette occasion qu’on a utilisé des blocs de calcaire
de plusieurs tonnes pour construire une plateforme devant les entrées, en
ménageant une descenderie d’accès dans l’axe de chacune d’elles. Les galeries ont enfin toutes été condamnées par un gros bouchon de calcaire poussé
devant chaque entrée, à la manière d’une herse de fermeture rendue étanche
par l’ajout d’un mortier d’argile au niveau des joints. On relève, sur une
36
BSFE 188
BSFE 188
37
Fig. 13. Jarres de stockage inscrites mentionnant les équipes travaillant sur le site (dessin G. Marouard, P. Tallet).
majorité de ces blocs, de nombreuses
marques de contrôle datant du règne
de Chéops, qui correspondent à la
mise en place de ce système de fermeture. La formule la plus remarquable, retrouvée sur au moins cinq
blocs différents, mentionne une
équipe dont le nom est formé sur
, que l’on
celui du roi
peut tenter de traduire, sous toutes
réserves : « <l’équipe> des escorteurs
de “Chéops amène ses Deux Déesses” »
(šmsw jn ẖnm-ḫw⸗f-wj nṯrtj⸗s)
(fig. 14)7.
0
40 cm
Un dépôt de papyrus du temps de
Chéops
Fig. 14. Marque de contrôle mentionnant
« <L’équipe> des escorteurs de “Chéops
amène ses Deux Déesses” ».
La campagne 2013 a enfin occasionné la découverte d’une documentation inattendue sur ce site éloigné
de la vallée du Nil : un lot important de papyrus remontant à la fin du
règne de Chéops y a en effet été recueilli lors du dégagement de l’accès aux
7
Nous avons précédemment traduit cette formule « Chéops est sa divinité Inti », en considérant, d’après la seule attestation de cette marque dont nous disposions alors, que le signe
du serpent sur la corbeille nb pouvait être lu en troisième position, comme déterminatif d’une
divinité inconnue (cf. P. Tallet – G. Marouard – D. Laisney, BIFAO 112 [2012], p. 415-416).
La récurrence de cette marque, dont quatre autres attestations ont été découvertes au cours de
la campagne 2013, démontre à présent que ce signe est en fait systématiquement le deuxième
de la séquence, après le signe jn – ce qui est parfaitement clair lorsque les signes sont présentés en ligne. La meilleure solution est donc, selon nous, d’y voir un idéogramme permettant
de noter le mot nṯr.t, la déesse – ici au duel féminin ; une lecture nb.ty⸗s, « ses Deux Maîtresses », serait également possible. Le pronom suffixe ⸗s qui apparaît à la fin de la séquence
pourrait faire référence à un élément implicite, comme l’embarcation (dp.t) à laquelle pourrait
être plus particulièrement rattachée cette équipe. Un autre nom d’équipe présent au ouadi elJarf, celle qui est nommée wrmꜢj (« Grand est le lion »), qui apparaît à la fois sur des jarres
inscrites et dans une autre série de marques de contrôle, offre une variante wrmꜢj⸗s « Grand
est son lion », qui emploie le même pronom suffixe féminin, ce qui montre que cet élément
est régulièrement incorporé dans les noms des équipes travaillant au ouadi el-Jarf.
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BSFE 188
28
22
21
27
76.38
29
20
26
76.33
11
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19
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G1A
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N
3
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b
1397
79.57
5
4
79.77
79.43
79.53
79.41
6
81.20
P
B1’
BB
B2’
81.23
B1
B9’
78.72
78.85
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79.50
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B3’
A
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B7’
B2
0
1
2
3
4
5
6
7
8
9
10 m
B4’
B5
B7
B11’
B8’
B3
78.71
78.14
B4
B8
B9’
B
Fig. 15. Plan des galeries G1-G2 (G. Castel, D. Laisney).
galeries G1 et G2 (fig. 15). Il s’agit à ce jour des plus anciens papyrus inscrits jamais exhumés en Égypte8.
8
Une feuille de papyrus non inscrite se trouvait dans la tombe du chancelier Hémaka
(Ire dynastie), ce qui montre qu’un tel support était déjà en usage à cette date, cf. W. Emery –
Z. Saad, TheTombofHemaka, 1938, p. 41. Les plus anciennes archives sur papyrus étaient
jusqu’ici celles de Gébelein, qui livrent une documentation généralement datée, sur des critères paléographiques, de la fin de la IVe dynastie (P. Posener-Krieger – S. Demichelis,
IpapyridiGebelein–scaviG.Farina1935, 2004). Pour un point déjà ancien sur la documentation papyrologique de l’Ancien Empire, cf. P. Posener-Krieger, « Les papyrus de l’Ancien
BSFE 188
39
Les plus fragmentaires d’entre eux étaient dispersés sur une grande surface au sommet des blocs formant la descenderie de la galerie G2.
Les pièces les mieux conservées, et les plus nombreuses, se trouvaient quant
à elles dans le remblai d’un espace étroit laissé libre entre les deux herses
condamnant la galerie G1. Il est maintenant évident que ce lot d’archives,
par ailleurs très cohérent, a été rangé là au moment même de la fermeture
de la galerie. Les rouleaux de papyrus étaient peut-être à l’intérieur d’un sac
en toile car de nombreux fragments de textile ont également été découverts
à cet endroit. Le dépôt fut ensuite perturbé lors d’une tentative – sans doute
ancienne – de réouverture de cette cavité, ce qui explique l’éparpillement du
matériel. Des fragments du même papyrus ont ainsi été découverts à la fois
au bas de la fosse où se trouvait le dépôt originel et sur l’esplanade située
devant les galeries G1 et G2. Plusieurs éléments des mêmes documents ont
encore été recueillis à des niveaux différents du comblement final de la fosse.
Au terme de la saison, ce sont près de 400 fragments de taille variable qui
ont été mis à plat sous 50 plaques de verre, remises au Service des Antiquités à l’issue de la mission9. Une dizaine de ces papyrus sont très bien préservés – la feuille la plus longue, découverte en deux fragments qui ont pu
être raccordés, mesurant plus de 80 cm.
Ainsi, ces archives reflètent toutes l’activité d’une équipe d’ouvriers nommée la « Ma-ouréret » de Chéops, formule dont la signification précise nous
échappe encore à ce jour, mais dont on retrouve la trace un peu partout sur
le site : ce nom figure sur un lot important de jarres de stockage produites
sur le site à destination de cette unité de travail (fig. 16). La date de l’année
suivant le 13e recensement de Chéops apparaît en association avec le nom
de cette équipe sur l’un des documents préservés (fig. 17), ce qui permet
sans doute de placer la rédaction de l’ensemble du lot durant l’extrême fin du
règne, puisque cet an 26 ou 27 est la date la plus tardive actuellement connue
pour ce souverain10. Par leur contenu même, ces archives semblent bien
Empire », Textesetlangagesdel’Égyptepharaonique (BdE 64/2), 1972, p. 25-35, à compléter notamment, pour les papyrus d’Éléphantine, par L. PANTALACCI, « Nouvelles récentes des
archives anciennes trouvées dans la ville d’Éléphantine », dans Chr. Gallois – P. Grandet
– L. Pantalacci (éd.), MélangesNeveu (BdE 145), 2008, p. 239-244.
9
L’ensemble a été transféré provisoirement au musée de Suez, en attendant un remontage
définitif des différents fragments qui ne pourra avoir lieu qu’à la fin de l’étude.
10
Cette « année après le 13e recensement » de Chéops est également attestée dans la
région de Dakhla sur les rochers du « Wasserberg des Djédefrê », à côté d’une mention de
Redjédef, successeur de Chéops (K.P. Kuhlmann, « Der ‘Wasserberg des Djedefre’ (Chufu
40
BSFE 188
0
0
10 cm
5 cm
0
5 cm
Fig. 16. Marques sur jarres mentionnant l’équipe de la “Ma-ouréret” de Chéops.
BSFE 188
41
Fig. 17. Papyrus comptable daté de “l’année après le 13e
recensement du grand et du petit bétail de l’Horus Medjédou
(Chéops)”, probablement l’an 26 ou l’an 27 du roi
(photo G. Pollin, IFAO).
correspondre à cette date, en raison notamment de la mention probable du
vizir Ankhaef, demi-frère de Chéops, dont la période d’activité est désormais généralement située à la fin du règne de ce roi11.
01/1) », MDAIK 61 [2005], p. 243-289). Il faut encore noter qu’un autre fragment de papyrus
du ouadi el-Jarf transmettait peut-être la même date, dont seule la dizaine et la première unité
sont encore visibles.
11
G.A. Reisner proposait le règne de Chéphren comme cadre de l’activité de ce personnage
(G.A. Reisner, AHistoryoftheGizaNecropolis, I, 1942, p. 75, 212, 333), mais sa position
chronologique a été par la suite replacée au milieu du règne de Chéops par N. Strudwick, The
Administration of Egypt in the Old Kingdom, 1985, p. 77-78. M. Baud, Famille royale et
pouvoir sous l’Ancien Empire égyptien (BdE 126/2), 1999, p. 424-425, propose quant à lui
une date allant de la fin du règne de Chéops à son successeur Redjédef, hypothèse qui semble
trouver ici sa confirmation à la lumière de ce nouveau matériel.
42
BSFE 188
Les papyrus se subdivisent en deux catégories inégales. La majeure partie
d’entre eux – les deux-tiers environ – est constituée de comptabilités qui
enregistrent des livraisons journalières ou mensuelles de denrées alimentaires au bénéfice de l’équipe (fig. 18). Ce type de documents, organisés en
tableaux, est déjà très bien connu au sein des lots de papyrus plus tardifs,
découverts notamment dans les complexes funéraires des rois Néferirkarê et
Ranéféref à Abousir12. Devant chaque mention de produit qui doit être livré
à l’équipe, trois cases ont été disposées : l’une pour indiquer le montant de
la dotation prévue, celle du milieu correspondant à ce qui a été véritablement
livré, la dernière enregistrant ce qui est encore en attente. On observe aussi
une particularité très intéressante sur la plus complète de ces comptabilités,
qui enregistre la livraison de différents types de céréales : le titre du document, rédigé au verso de celui-ci afin de pouvoir l’identifier une fois roulé,
, ḥsbnt : “compte de pain” (fig. 19). La provenance des
indique
denrées destinées à l’équipe est régulièrement indiquée dans la partie supérieure du document, et l’on peut constater que différents nomes sont alternativement mis à contribution pour l’entretien des équipes royales, sans
doute pour mieux répartir cet effort entre les diverses provinces d’Égypte.
Ainsi, sur les quatre mois de livraisons enregistrées par le document, le nome
du Harpon (dans le delta occidental) est désigné comme origine des produits
durant les deux premiers mois mentionnés, le nome du Dauphin (dans le
delta oriental) prenant le relais les deux mois suivants.
Le deuxième type de documents est sans doute le plus original : il s’agit
de journaux de bord – on pourrait parler ici de véritables « comptabilités du
temps » que tient l’équipe elle-même pour en rendre compte à l’administration. Des documents de ce genre sont connus pour l’Ancien Empire – mais
ceux qui avaient été découverts jusqu’ici sont très fragmentaires, ou d’une
portée très limitée dans le temps13. La série du ouadi el-Jarf comprend plus
d’une centaine de petits fragments de différentes tailles, mais aussi des
12
P. Posener Krieger – J.-L. de Cenival, HTBM V. TheAbuSirPapyri, 1968 ; P. PosenerKrieger – M. Verner – H. Vymazalova, The Pyramid Complex of Raneferef. The papyrus
archive. Abusir X, 2006.
13
On peut notamment signaler une tablette de Balat (L. Pantalacci, « Organisation et
contrôle du travail dans la province oasite à la fin de l’Ancien Empire. Le cas des grands
chantiers de construction de Balat », dans B. Menu [éd.], L’organisationdutravailenÉgypte
ancienneetenMésopotamie [BdE 151], 2010, p. 139-153), et un fragment de papyrus de la
VIe dynastie provenant de Saqqara (Ph. Collombert, « Les papyrus de Saqqara. Enquête sur
un fonds d’archives inédit de l’Ancien Empire », BSFE 181 [2011], p. 17-30 [sp. p. 27]).
BSFE 188
43
44
Fig. 18. Papyrus comptable (photo G. Pollin).
BSFE 188
Fig. 19. Détail du verso d’une comptabilité, donnant le titre du document
(photo G. Pollin, IFAO).
documents qui, en grande partie préservés, permettent d’en comprendre
l’organisation interne (fig. 20). L’activité de l’équipe y est enregistrée, dans
ce cas également, sous forme de grille : une ligne horizontale, en haut du
document, note le mois correspondant à l’activité de l’équipe, puis une ligne
en dessous – subdivisée en 30 cases – détaille chacun des jours du mois.
Sous la mention de chaque jour, deux colonnes sont disponibles pour rédiger
un compte rendu correspondant à l’activité de l’équipe à cette date. L’examen attentif de ces documents – notamment le niveau d’encrage des signes,
toujours plus fort au début d’une séquence journalière – montre en outre
qu’ils ne sont pas le fruit d’une compilation de notes effectuée en une seule
fois, mais qu’ils ont bien été remplis jour après jour par le scribe chargé de
les élaborer.
BSFE 188
45
Fig. 20. Détail d’une feuille du “Journal de Mérer”
(photo G. Pollin, IFAO).
Lors de sa découverte, nous avons appelé cet ensemble le « Journal de
Mérer », car ses fragments les mieux conservés mettent en scène les activités d’un responsable – l’inspecteur Mérer (sḥḏMrr) – qui dirige une phylè
(sꜢ), c’est-à-dire la subdivision, estimée généralement à 200 hommes, d’une
équipe (ʿpr) de 1000 ouvriers14. L’activité de ce groupe bien défini peut en
tout cas être suivie de façon discontinue sur une longue période. Il semble
en effet possible d’identifier dans ce lot documentaire les fragments de trois
papyrus distincts, qui ont pu chacun enregistrer jusqu’à deux mois de l’activité
de cette équipe.
À la lecture de ces fragments de journaux de bord, qui ont maintenant
tous été déchiffrés, une chose surprend immédiatement : il n’y est à aucun
endroit question des activités qui ont lieu au ouadi el-Jarf ! Ces feuilles font
en effet le compte rendu détaillé de différentes missions effectuées par
14
A.M. Roth, EgyptianPhylesintheOldKingdom (SAOC 48), 1991, p. 119-143 ; estimation des volumes de l’équipe dans M. Lehner, TheCompletePyramids, 1997, p. 224-225.
46
BSFE 188
l’équipe de Mérer – une équipe de bateliers et de transporteurs – à une
époque qui doit être antérieure à son arrivée sur ce site. Elles concernent
pour l’essentiel – mais pas exclusivement – la construction de la grande
pyramide de Chéops à Giza15. Ce chantier entrait peut-être dans sa dernière
phase au moment où fut rédigé ce journal car, selon les morceaux qui nous
en sont parvenus, Mérer et son équipe sont pour l’essentiel chargés de rassembler des pierres de construction dans les carrières de Tourah (
RꜢ-Ꜣw) au sud du Caire actuel. Or cette pierre a été massivement utilisée –
même si ce ne fut pas son seul emploi – dans l’aménagement du parement
extérieur de la grande pyramide. Le toponyme était déjà bien attesté avant
la découverte de ce journal16, mais on note qu’il existe manifestement deux
localisations au sein de ces célèbres carrières de calcaire fin, ce qui n’apparaissait pas jusqu’ici dans la documentation : selon les cas, l’inspecteur
Mérer se rend en effet soit dans Tourah-sud (RꜢ-Ꜣwrsj) soit dans Tourahnord (RꜢ-Ꜣwmḥtj)17. Les pierres sont ensuite acheminées par voie fluviale
Ꜣḫt
vers le chantier de construction de la pyramide de Chéops –
18
Ḫwfw (l’Horizon de Chéops) – pour y être livrées. Mais l’intérêt du document est non seulement de mentionner des noms de lieux – certains sont
connus par ailleurs dans les sources contemporaines, d’autres non – mais
aussi de fournir des indications supplémentaires sur le trajet effectué d’un
point à un autre. À la date indiquée par le document lui-même, qui est établi
sur une base journalière, s’ajoutent, au cours du même jour, d’autres notations de temps, le rédacteur indiquant les endroits où il passe le jour (wrš)
et où il passe la nuit (sḏrt). Il note parfois le moment de la journée où il
entreprend une opération qui peut être selon les cas le matin (dwꜢ) ou l’après
midi (mšrw). D’autres indications sont utiles pour situer les lieux évoqués
15
Un dernier papyrus, malheureusement très fragmentaire, évoque la construction d’un
monument dans le centre du Delta, probablement sous la responsabilité de la même équipe
bien que le nom de l’inspecteur Mérer n’y apparaisse pas.
16
À partir du règne de Mykérinos, selon l’inventaire dressé par K. Zibelius, Ägyptische
SiedlungennachTextendesAltenReiches, 1978, p. 135 ; nous en aurions donc ici les attestations les plus anciennes.
17
Sur les trois fragments les mieux préservés du Journal, les carrières de « Tourah Sud »
sont mentionnées 7 fois et celles de « Tourah Nord » 6 fois. Le toponyme est employé sans
qualificatif à 10 autres reprises, et 4 dernières attestations, incomplètes, ne permettent pas de
vérifier si cette précision géographique était donnée ou non.
18
Le toponyme était bien attesté dès les sources contemporaines du règne, notamment sur
des blocs provenant du complexe lui-même (cf. S. Hassan, Excavations at Giza X, 1960,
p. 23). Il apparaît à 14 reprises sur les trois feuilles les mieux préservées du Journal.
BSFE 188
47
dans le texte, car le narrateur précise régulièrement si l’on navigue en
remontant le fleuve (m-ḫsfwt) ou en allant vers le nord (m-ḫd).
Le trajet s’effectue toujours par voie fluviale, des carrières au chantier du
complexe funéraire royal. Or la topographie de la région memphite était,
sous l’Ancien Empire, très différente de celle que nous connaissons actuellement : à cette latitude, le Nil était déjà divisé en deux branches, coulant
toutes deux relativement à l’ouest du lit majeur du fleuve19, et la région de
Tourah n’était pas, comme aujourd’hui, en prise directe avec le cours d’eau.
Il fallait donc circuler sur de petits canaux permettant depuis les carrières
de rallier dans un premier temps la branche centrale du fleuve, puis sa
branche occidentale (sans doute sur le tracé de l’actuel Bahr el-Libeini),
pour enfin gagner le pied du plateau de Giza, destination finale du chargement. Selon le « Journal de Mérer », deux jours sont nécessaires pour effectuer les vingt kilomètres séparant les deux sites lorsque le convoi est, selon
l’expression du texte, « chargé de pierres (Ꜣṯpmjnr) ». La même distance
est franchie, à vide au retour, en une journée seulement, bien qu’il faille
dans ce cas remonter le courant. Un dernier toponyme apparaît régulièRꜢ-š Ḫwfw (litt. « la Porte de l’Étang de
rement : il s’agit de
Chéops ») qui sert régulièrement de relais sur le trajet menant des carrières
de Tourah à la pyramide de Giza, et qui semble également avoir été l’un des
sièges de l’administration contrôlant le chantier royal20.
L’étude de ce lot d’archives devrait ainsi fournir pour la première fois une
image « interne » de l’administration du début de l’Ancien Empire, et de
préciser plusieurs points concernant son mode de fonctionnement. La seule
présence de ces papyrus sur le site du ouadi el-Jarf confirme en outre le lien
étroit existant entre cet aménagement portuaire et le chantier de construction
de la grande pyramide de Chéops à Giza – le port ayant peut-être eu pour
fonction essentielle de se procurer, au terme de la traversée du golfe de
Suez à cette latitude, le cuivre nécessaire à l’outillage des constructeurs du
monument.
19
J. Bunbury – D. Jeffreys, « Real and Literary Landscape in Ancient Egypt », CambridgeArchaeologicalJournal21/1 (2011), p. 65-75.
20
Pour une étude plus complète de ce toponyme, et du rôle qu’il joue selon les papyrus
du ouadi el-Jarf, voir P. Tallet, « Un aperçu de la région Memphite à la fin du règne de Chéops
selon le « journal de Merer », dans Cl. Somaglino – S. Dhennin (éd.), Toponymieetperceptiondel’espaceenÉgyptedel’AntiquitéauMoyen-Âge, sous presse à l’IFAO.
48
BSFE 188
Au terme de trois campagnes de fouilles, la connaissance des modalités
de l’occupation du site a donc beaucoup progressé, l’ensemble des données
mettant l’accent à la fois sur la complexité de l’organisation des expéditions,
le caractère massif de la présence égyptienne et sa relative brièveté. L’usage
de ces installations du ouadi el-Jarf semble en effet, dans l’état actuel de nos
connaissances, circonscrit au début de la IVe dynastie, et plus particulièrement au règne de Chéops, l’essentiel du mobilier archéologique et du matériel inscrit découvert – dipinti sur jarres, marques de contrôles, empreintes
de sceaux, papyrus – étant manifestement au nom de ce roi. Ce dispositif
pourrait ainsi être le premier aménagement côtier de l’histoire égyptienne
sur la mer Rouge, avant que le site d’Ayn Soukhna, plus proche de la
capitale administrative de Memphis, n’en prenne rapidement le relais.
Bibliographierelativeausite:
P. Tallet – G. Marouard, « The Harbor of Khufu on the Red Sea Coast at Wadi al-Jarf,
Egypt », NEA 77/1 (2014), p. 4-14.
P. Tallet, « Un aperçu de la région Memphite à la fin du règne de Chéops selon le “journal
de Merer” », dans Cl. Somaglino – S. Dhennin (éd.), Toponymieetperceptiondel’espace
enÉgyptedel’AntiquitéauMoyen-Âge, sous presse, IFAO.
P. Tallet, « Les papyrus de la mer Rouge (ouadi el-Jarf, golfe de Suez) », Comptesrendusde
l’AcadémiedesInscriptionsetBelleslettres(CRAIBL)2013, sous presse.
P. Tallet – G. Marouard – D. Laisney, « Un port de la IVe dynastie au ouadi el-Jarf (mer
Rouge) », BIFAO 112 (2012), p. 399-446.
P. Tallet, « The Wadi el-Jarf Site : A Harbor of Khufu on the Red Sea », JAEI 5/1 (2013),
p. 76-84.
G. Marouard, « Un nouvel atelier de potier de la IVe dynastie au ouadi el-Jarf (mer Rouge) »,
dans Th. Rzeuska (éd.),StudiesontheOldKingdomPottery, II, sous presse.
P. Tallet – G. Marouard, « An Early pharaonic harbour on the Red Sea coast », Egyptian
Archaeology 40 (2012), p. 40-43.
P. Tallet, « Ayn Soukhna and the Wadi el-Jarf : Two newly discovered pharaonic harbours
on the Suez Gulf », BMSAES 18 (2012), p. 147-168.
G. Lacaze – L. Camino, MémoiresdeSuez.FrançoisBisseyetRenéChabot-Morisseauàla
découvertedudésertorientald’Égypte(1945-1956), 2008.
BSFE 188
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